Chroniqué par Nicolas Gilles
Le jeu de Scrabble est un classique des classiques. Je ne vais pas vous faire l’affront (ni la prétention) d’en fait une chronique, mais plutôt de parler de son histoire.
Et ça fonctionne toujours !
Les jeux de société old school - le Monopoly en nette première place - n’ont pas bonne presse chez les joueurs de jeux de société dit “modernes”. Pourtant, le Scrabble n’en fait pas partie. Déjà parce que le côté aléatoire est beaucoup moins présent. Non, c’est un truc beaucoup plus cérébral. Et également, il est beaucoup plus difficile de tricher au scrabble.
Après, tout dépend bien entendu à qui on a affaire. Parce que si Mamie ne voit plus grand chose, cela va tout de suite être bien plus facile !
Ah oui, parce que questions idées reçues, on en a une qui tient bon : c’est que le Scrabble, c’est un jeu de vieux. Et alors ? Si le jeu est excellent - ce qu’il est indéniablement - pourquoi pas ? Il faut juste savoir prendre son temps, parce que niveau rythme de jeu, ce n’est pas ça qui est ça.
Des anagrammes pour tout le monde
L’homme à l’origine du Scrabble est Alfred Mosher Butts, un architecte amateur de bons mots et d’anagrammes. À l’époque - notre homme est né en 1900 - cet exercice est très prisé par la haute société et les intellectuels. C’est donc réservé à l’élite.
Et cela, ce n’est pas du goût d’Alfred qui souhaite permettre au plus grand nombre de jouer avec les mots.
Par la force des choses, il aura le temps de se pencher sur son jeu puisqu’il perdra son métier d’architecte à cause de la crise économique de 1929… Oui, comme beaucoup de monde. Sauf que lui, il passe alors son temps à imaginer le jeu de ses rêves.
Un principe simple et super bien pensé, le Lexiko
Il donne ainsi naissance au Lexiko, le jeu qui préfigure le Scrabble. Les bases sont déjà là : 100 pions, chacun portant une lettre. Le nombre de lettres est fixé en fonction de leur fréquence en anglais. Pour calculer cette fréquence, l’auteur se base sur la première page d’un exemplaire du New York Times qu’il avait sous la main.
Toutefois, ici pas de plateau. Chaque joueur pioche sept lettres et essaie de trouver un mot de sept lettres. S’il ne trouve pas, il peut échanger des pions. Dès qu’un joueur trouve un mot de sept lettres, il gagne la manche, et on recommence.
Pas grand-chose à voir avec le Scrabble finalement. Un peu comme si on avait perdu le plateau de jeu et que l’on voulait tout de même se faire une partie…
D’amélioration en amélioration
Alfred Mosher Butts ne s’en tient pas là et n’a de cesse d’améliorer sa recette.
Peut à peu, ce que l’on va par la suite connaître comme le Scrabble se construit. Déjà, notre homme se rend compte que certaines lettres sont plus difficiles à placer. Alors pourquoi ne pas récompenser le joueur ? Les points sur les lettres étaient nés.
Logiquement, les lettres difficiles à placer (X, W, Z, etc.) sont donc celles qui rapportent le plus de points.
La plus grosse avancée est bien entendu celle du plateau. Pourquoi se contenter d’un seul mot et, surtout, pourquoi ne pas jouer avec les lettres des autres joueurs ? Un plateau de 15 par 15 - soit 225 cases - est alors imaginé. Le premier mot doit être posé en haut à gauche.
Par la suite, des cases permettront d’augmenter le score : ce sont les fameux “mot compte double” et “mot compte triple”.
Et là, on est sacrément proche de la recette que nous connaissons.
Une production artisanale
Jusque-là, pendant les quelques années de vie du Lexiko, Alfred effectue une production artisanale. Les pions sont en contreplaqués fabriqués un par un à la main par son auteur. Autant vous dire que les quelques exemplaires qui ont survécu jusqu’ici valent une petite fortune chez les collectionneurs…
Il est alors temps d’aller démarcher des entreprises qui pourraient produire le jeu à plus grande échelle. Nous sommes en 1933, l’idée a déjà quatre ans.
Et là, c’est la tôle : les entreprises trouvent le jeu trop complexe pour toucher le grand public. Selchow & Righter et surtout Parker Brothers et Milton Bradley déclinent l’offre.
Alfred Mosher Butts retrouve un boulot d’architecte à partir de 1935. Il a moins de temps, et abandonne donc tout espoir de voir son jeu publié… Mais il continue d’y jouer et de le présenter à ses proches, si bien qu’en 1939 un entrepreneur du nom de James Brunot le contacte pour publier son jeu.
Quelques ajustements sont alors nécessaires, il propose notamment de démarrer au centre du jeu, ce qui facilite le croisement des lettres.
Le Scrabble est un jeu de patience… sa publication aussi
Mais, une fois, de plus, le sort va s’abattre sur le pauvre Alfred. La guerre éclate, et une fois de plus tout est à nouveau en pause.
Il faut attendre 1948 pour qu’un deal donne les droits à Brunot pour lancer la fabrication.
Se pose alors la question du nom du jeu. Lexiko ne peut pas être utilisé : il est bien trop proche du Lexicon, un jeu de carte de l’époque, et qui en plus se base également sur une réflexion à base de lettres.
Pendant un temps, le jeu se nommera “Alph”, puis “it”, que l’on peut nommer “ça”. Mais cela donnera plutôt un livre et un film très réussi, bien des années plus tard, mais ça n’a rien à voir.
Pendant un temps, on a bien failli avoir Criss Cross Words, mais c’est surtout une question de droits qui va donner au jeu son nom définitif.
En fait, un certain nombre de titres potentiels sont envoyés à un cabinet d’avocats pour qu’ils vérifient la gestion des droits. Et finalement, c’est “Scrabble” qui va remporter la mise car il n’est déposé nulle part. Que signifie le terme Scrabble ? Cela signifie “gribouiller” ou encore “écrire de manière incohérente”.
Nous sommes alors en 1948, l’année de naissance véritable du Scrabble.
Le tout étant effectué en fin d’année, une société est créée en 1949, spécialement pour la commercialisation du Scrabble : Production & Marketing Company.
Un succès qui demande du temps
Ce n’est pas la success story que l’on peut imaginer. Au départ, la société compte trois personnes : Brunot, sa femme et une troisième personne.
Et il faut tenir bon (la société perd de l’argent), car les ventes mettre du temps à décoller. En 1951, seules 8500 boites sont vendues par exemple.
Cette fois, le destin va donner un chouette coup de pouce sous le nom de Jack Strauss, le patron du Macy’s, l’un des plus gros magasins de New York. Il découvre le Scrabble durant ses vacances et s’étonne de ne pas le trouver dans ses rayons… Il passe donc une grosse commande après avoir piqué une colère qui est depuis entrée dans la légende.
Le Scrabble bénéficie cette fois du joli buzz qui va définitivement le placer dans le paysage ludique et dans la plupart des étagères des foyers. Fin 1954, il s’est écoulé 4,5 millions d’exemplaires.
Devant un tel succès, James Brunot continue son travail, et bosse sur des versions étrangères. D’abord en espagnol, puis en français. Nous avons donc notre Scrabble adapté à la langue de Molière depuis 1955.
Pourtant, il peine à se faire connaître. Et s’il devient populaire en France, c’est en grande partie grâce au Club Med, qui l’utilise pour ses animations. Bip bip ? Ouaiiiiiiis !
Un scacré chemin parcouru
Le Scrabble devient un phénomène et, à l’heure où j’écris ces lignes, en 2023, le jeu est commercialisé dans 121 pays et en 36 langues, dont le braille.
Pour certains, le Scrabble n’est pas qu’un simple hobby, c’est bien plus que cela. Ainsi trois championnats du monde ont lieu chaque année : un pour chaque langue la plus représentée, anglais, espagnol et… français !
Selchow & Righter, qui avait refusé la première version du Scrabble, rachètent à Brunot la licence en 1972. La boite est rachetée par Coleco (oui, ceux qui ont lancé la Colecovision, les jeux vidéo ne sont jamais loin !) en 1986, mais fait faillite en 1989. Les droits d’exploitation sont alors dispatchés entre deux géants que sont Hasbro et Mattel.
Quant à Alfred Mosher Butts, on n’en entend quasiment plus parler. Il a vendu ses droits en 1948 et ne fait plus que toucher des royalties. Il meurt en 1993 dans l’anonymat. C’est surtout James Brunot qui restera à la postérité.
Source principale pour l’article : La Fédération Internationale de Scrabble Francophone.
Image par Hans de Pixabay
Scrabble, un jeu pour 1-4 joueurs de Alfred Mosher Butts, édité par Mattel pour des parties d'environ 2h.
Age conseillé : 10+.