On ne peut pas raconter l'histoire de ces trois lettres en un article. Je vous propose donc un dossier sur les débuts d'IBM, qui remontent tout de même à la fin du XIXème siècle ! Le dossier s'arrête à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, ou Big Blue a joué un rôle important, tant dans un camp que dans l'autre.
IBM, ces trois lettres sonnent comme la haute noblesse du monde de l'informatique. On connaît assez peu son histoire, car celle-ci remonte très loin... A des histoires de recensement.
Ce dossier, déjà assez volumineux, ne présente la fameuse entreprise que jusqu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Compter les gens
Pour retrouver les débuts d'IBM, il faut remonter à la fin du XIXème siècle, avec un personnage nommé Hermann Hollerith. Ce fils d'intellectuels allemands, qui étaient venus s'installer aux Etats-Unis, était né en 1860. Déjà tout jeune, Hellerith pris conscience des difficultés de la vie : son père mourut alors qu'il avait tout juste sept ans, et sa mère s'évertua à l'élever avec ses quatre autres frères et soeurs sans en se faisant un point d'honneur à ne pas demander d'aide. Ainsi se forgea une partie de ce caractère très spécial.
A quinze ans, Hollerith partit pour le Collège of the New City de New York. Il montra très vite de grandes facilités pour tout ce qui touchait à la technique. Avec un diplôme de l'école des Mines de l'Université de Columbia en poche, il s'en fut travailler au Bureau du rencensement des Etats-Unis, grâce à l'aide de l'un de ses professeurs.
Le recensement à cette époque était très sommaire, et ne se contentait que de compter les gens, aucune autre indication sur leur mode de vie ou quoi que ce soit d'autre n'était mentionné. Il était déjà très long et difficile de compter les millions d'Américains dans un pays aussi vaste ! Le gros problème était que les spécialistes annonçaient que la population avait grandement augmenté depuis le dernier recensement, effectué en 1870 - ces derniers ayant lieu tous les dix ans - et que le prochain, de 1890, ne serait pas encore totalement dépouillé lorsqu'il faudrait lancer celui de 1900 ! Un sacré casse-tête.
Hellerith n'avait que dix-neuf ans, mais de très grandes aptitudes pour tout ce qui touchait à la technique, et lorsque John Billing, directeur des statistiques démographiques, lui insinua qu'une machine capable de compter mécaniquement les gens faciliterait et accélèrerait considérablement le travail, le jeune homme commença à réfléchir.
Il lui fallut un an pour mettre au point une machine capable d'une telle prouesse, si bien que dès 1884 il existait un prototype. Se basant sur le principe des boîtes à musique, son invention marchait avec des cartes perforées, qui permettaient de recenser des informations de base sur une personnes, comme la taille ou la couleur des yeux.
Fort de son invention, Hollerith emprunta de l'argent et fit breveter son travail. Il commença donc à vendre sa machine afin de recenser les gens. L'avantage était qu'il pouvait la particulariser en fonction des besoins du client : ainsi, certaines machines ont servit à gèrer les morts pour les services de santé des Etats du Maryland, de New York et du New Jersey. Peu à peu, le principe s'élargit et fut adapté à la comptabilité et autres tâches fastidieuses facilement automatisables.
L'informatique était née ! L'informatique, c'est bien l'Automatisation de l'Information non ?!?
Mais le recensement continuait son bout de chemin, et un appel d'offre fut lancé pour savoir quel serait le procédé le plus intéressant afin de faciliter le prochain comptage des américains, en 1890. Bien évidemment, ce sont les machines d'Hollerith qui remportèrent la victoire. Ainsi devint-il maître en mécanographie aux yeux de tous. Les machines avaient non seulement permit de faciliter et d'accélérer le recensement, mais elles avaient aussi permis d'économiser pas mal d'argent. Le tout pour une qualité jusqu'alors impossible : de cinq questions, on passait à 235 !
Un autre principe si cher à IBM allait être posé : les gens du recensement n'avaient besoin de ces machines qu'une fois tous les dix ans, et, aussi pour ne pas se faire voler son invention - Hollerith était parano à un très haut point - il décida de les louer à sa clientèle. Cette paranoïa le suivait dans sa vie de tous les jours, si bien que sa maison était entourée de grande barrières et que, pour ne pas être embêté par les chats du voisinage, il avait tendu un fil électrique branché à une batterie qu'il actionnait lorsqu'il voyait arriver un de ces matous sur son territoire.
Les nouveaux client ne se firent pas attendre, cette technologie ayant largement prouvé son efficacité. Beaucoup de gouvernements louèrent ainsi les services des machines Hollerith pour divers travaux.
Il était donc temps de créer une société. Avec toutes ces choses à faire, le temps n'avait pas encore été trouvé pour cette tâche. Ce fut bientôt fait. Il faut aussi dire que les questions commerciales n'étaient pas ce qui passionnait le plus Hollerith, tout cela l'ennuyait, même, et son caractère irascible le rendait très directif dans les contrats qu'il passait avec ses clients : généralement, c'était "à prendre ou a laisser".
La nouvelle société fut baptisée The Tabulating Machine Company.
Mais bien, vite on s'aperçut que Hollerith escroquait purement et simplement le gouvernement américain par l'intermédiaire du recensement ! Les prix fixés étaient totalement arbitraires, aussi bien concernant les machines que les cartes perforées qui allaient avec, et les contrats n'étaient pas toujours très réguliers. Le bureau du recensement avait contribué à faire la grandeur de la Tabulating Machine Company et en devenait peu à peu l'esclave. Si bien qu'il fut demandé à Hollerith de revoir ses prix concernant le gouvernement américain. Plutôt que d'essayer de s'entendre avec son meilleur client, Hollerith refusa de parlementer, persuadé que comme il était le seul dans ce domaine, il pouvait soustraire encore plus au gouvernement.
Mais North, du Recensement, découvrit que les brevets déposés expiraient en 1906 : un beau jour de 1905, il mit Hollerith et tout ce qui le concernait à la porte. Le plus gros client venait d'être perdu. En effet, Powers, un autre technicien du recensement avait mis au point une autre machine. Une bonne aubaine pour échapper à l'écrasante hégémonie de la Tabulating Machine Company.
La fin d'un reigne ?
C'est le début d'une longue chute. L'entreprise perd plusieurs gros clients et Hollerith, plongé dans une dépression, n'arrive plus à reprendre le dessus pour remettre son entreprise à flot. Aveuglé par la rencoeur, il intentera même un procès au gouvernement américain pour empêcher le recensement de 1910, et il y réussi ! Par contre, concernant l'idée que les autres machines n'étaient que des copies de son invention, Hollerith n'obtint rien.
Tout commençait à battre très sérieusement de l'aile, les médecins de Hollerith lui affirmèrent qu'il devrait prendre sa retraite, ce que le conseil d'administration approuva. Mais il ne l'entendait pas de cette façon, et commença à démanteler son empire, en commençant par l'Allemagne. Il commença par la Deutsche Hollerith Maschinen Gesellschaft, plus communément appelée par son diminutif, la Dehomag, qui fut la première partie de l'empire liquidée.
La société était détenue en grande majorité par Heidinger, et exploitait les machines de la Tabulating Machine Company, qui recevait les royalties qui s'imposaient.
Intervient alors un nouveau personnage : Charles Flint, un businessman dans le sens plus mauvais du terme, qui avait en tête de monter un trust regroupant quatre compagnies - l'International Time Recording, qui fabriquait des pointeuses, la Computing Scale Company qui commercialisait des balances équipées de tableaux de prix, mais aussi des trancheuses à viande et à fromage, la Bundy Manufacturing qui produisait de petites pointeuses à clé et disposait d'un gros capital immobilier, et bien entendu la Tabulating Machine Company.
Etant à genoux au niveau financier, Hollerith vendit sans trop se faire prier. Il faut aussi avouer que le deal n'était pas mauvais : l'ensemble du capital pour 1.21 million de dollars, plus un contrat d'expert-conseil d'une durée de dix ans à 20 000 dollars par an, il était difficile de refuser.
La nouvelle société fut nommée la Computing-Tabulating-Recording Company, ou CTR. Il manquait à la Tabulating Machine Company un aspect plus commercial ? Qu'à cela ne tienne, Flint voulait faire de l'argent à tout prix. Restait à trouver un homme pour mettre à la tête de ce groupe, Flint ne voulait pas d'un technocrate, et surtout pas de Hollerith, il mit ainsi à la tête Thomas J. Watson, un nom qui restera à jamais collé à l'image d'IBM.
Le début d'une hégémonie !
Revenons un peu sur l'histoire de Watson, qui n'est pas piquée des vers, elle non plus. Watson a commencé tout en bas de l'échelle, comme démarcheur à domicile sur les routes boueuses de Finger Lake, une région de l'Etat de New York. Il se présentait dans les maisons afin de vendre des pianos et des machines à coudre. Il avait un don pour la vente, ce qui lui permit bien vite de devenir le meilleur vendeur de l'entreprise où il opérait. Mais ce petit coin était bien trop calme pour ses ambitions, si bien qu'il ne tarda pas à aller voir ailleurs. Il fut embauché dans une société de crédit immobilier de Buffalo, et était presque exclusivement payé à la commission, il réussi bien, mais c'est au cours d'une rencontre avec John J. Range qu'il entra à la National Cash Register, la NCR, une boîte qui vendait des caisses enregistreuses et qui passait pour une des plus dures en affaire. Son président, John Patterson, avait même écrit un recueil sur les façons de vendre, et imposait des quotas à ses vendeurs.
Là, Watson était dans son élément : vendre coûte que coûte et éliminer les éventuels concurrents. Bien vite il fut remarqué, si bien que Patterson l'envoya à Rochester, où sévissait une autre société qui vendait elle aussi des caisses enregistreuses, nommée Hallwood. Watson avait la mission officieuse de détruire purement et simplement Hallwood... Ce qu'il fit en quelques années seulement. Mais les pratiques utilisées étaient vraiment peu reluisantes : par exemple, Watson s'était lié avec une des employés de Hallwood, et se servait des renseignements fournis par ce dernier pour piquer quelques clients.
La principal concurrent étant désormais éradiqué, il restait une dernière chose : les vendeurs de machines d'occasion. Une nouvelle cible pour Watson, qui s'en fut à New York créer une société écran du nom de Watson's Cash Register and Second Hand Exchange, qui, sous couvert d'une pseudo vente de machines d'occasion, devait laminer ses concurrents. Il vendait moins cher, et les autres vendeurs ne pouvaient pas suivre. Bien entendu, tout ne s'est pas fait en un jour ni sans accros, un des gros commerçants de New York dans le domaine de l'occasion s'était rendu compte du double-jeu que jouait Watson, mais la NCR ne s'est aucunement démonté et, avec force de chantage (ouvrir un magasin moins cher à proximité du sien), l'homme fut contraint de vendre.
C'est à cette époque que Watson eu l'idée du THINK, qui existe encore chez IBM, qui a entre autre donné don nom au magazine interne à l'entreprise. Il avait écrit ce mot sur un bout de papier durant une réunion, et Patterson le réutilisa en en faisant des badges qu'ils distribua à tous ses vendeurs.
Mais ce qui devait arriver arriva, les techniques de la NCR étaient souvent frauduleuses - ventes à pertes, violences, chantage - en 1913, la majorité des cadres de la NCR sont condamnés, Patterson et Watson en tête. Ils ne furent sauvés que par les inondations qui eurent lieu dans l'Ohio, où ils accomplirent un gros travail humanitaire, passant ainsi aux yeux de tous comme des sauveurs très médiatisés. Tout alla si bien que des pétitions furent signées et envoyées au président Wilson afin que ce dernier leur accorde la grâce présidentielle. Afin de faciliter les choses, on proposa aux accusés de renoncer aux activités illégales qu'ils ont commises par le passé. Beaucoup acceptèrent mais Watson refusa, arguant qu'il n'avait rien fait de mal...
Difficle.
Finalement, le procès fut annulé pour vice de forme par les avocats de la NCR, et les poursuites furent grosso modo abandonnées. Mais Patterson, toujours aussi imprévisible, remercia Watson, doublant le tout d'une humiliation publique lors d'une réunion.
La chute fut difficile, d'autant que Patterson faisait figure de maître pour Watson, qui acceptait volontiers l'idée que cet hystérique lui ait appris la plupart des choses qu'il savait. Il pris alors une résolution : il allait monter sa propre entreprise, et faire encore mieux que le Maître.
On peut ainsi facilement se rendre compte que Watson avait le charisme qui lui permettrait de mener à bien le projet de Flint.
La naissance des légendaires trois lettres
Tout ne se fit pas aussi facilement que l'on pourrait le penser, les deux hommes se jaugèrent un moment avant de s'accepter mutuellement. De plus, Watson faisant toujours l'objet de poursuites judiciaires, et il était donc mauvais pour l'entreprise de l'introduire par la grande porte. Beaucoup dans la CTR n'étaient pas d'accord avec le choix de Flint, mais Watson, en parfait vendeur, sut se montrer sous les meilleurs hospices et apaiser les inquiétudes. Il pris ainsi la place de Directeur Général, celle de président l'attendant si son travail serait bien fait et surtout que ses ennuis judicaires seraient effacés.
Peu à peu, il consolida les bases de l'entreprise et devint même un pilier de cette dernière, sachant louvoyer entre les divers protagonistes des quatre firmes assimilées de la CTR. Il avait même une chanson que lui chantaient les veneurs !
Peu à peu, il prit la tête de l'entreprise, Hollerith ayant démissionné par ennui (il n'était plus du tout écouté et son caractère faisait qu'on l'évitait autant que possible), tandis que d'autres étaient décédés.
Les dernières barrières étant tombées, l'entreprise était à lui, et il lui restait à la modifier à ses idées. La société s'était déjà réorienté, ne vendant plus de trancheuses par exemple. Le nom de CTR ne collait plus, il fallait trouver autre chose. Un bulletin d'information interne devait être créé, et son nom devait être International Business Machines. Cela fit Tilt dans la tête de Watson, qui su que c'était ce nom dont avait besoin son entreprise. Ainsi naquit IBM.
Bien vite, les idées de Patterson furent appliquées : l'Esprit IBM, comme aimait à le dire Watson, consistait à créer un culte autour de sa personne, créant dans l'entreprise une ambiance vraiment particulière, une sorte de paternalisme poussé à l'extrême. Par exemple, un de ses employés était venu le voir afin de lui demander l'autorisation d'acheter une voiture, alors qu'il disposait de l'argent pour le faire sans problèmes ! De même, de grandes affiches le représentant et soulignées de petites phrases élogieuses étaient placardées un peu partout dans l'entreprise. Cela fait sombrement penser à un 1984 de Orwel.
Fachos ? Les années noires
Durant la première guerre mondiale, la filiale de la CTR en Allemagne avait été placée sous séquestre en tant qu'entreprise appartenant à l'ennemi. A la fin de la guerre, Watson jugea que sa filiale avait été fort bien gérée.
Ainsi commencèrent les bons rapports entre IBM et l'Allemagne.
Durant les années 1920, la Première Guerre Mondiale avait mis l'Allemagne à genoux, la monnaie allemande ne valait plus rien, ou presque. La Dehomag, alors toujours dirigée par Heidinger, ne pouvait plus payer ses royalties. Watson en profita pour profiter de l'occasion et de récupérer l'entreprise. Au départ, il demanda 51% des actions de l'entreprise, mais en voyant l'étendue des problèmes financiers de Heidinger, il demanda 90%. Ainsi la Dehomag devint presque entièrement américaine. Et Heindinger garda en travers la gorge les actes de Watson envers son entreprise.
Watson suivi de près la gestion de sa filiale allemande, qui pour lui avait un potentiel énorme. Et il ne s'était pas trompé ! Quelques dix ans plus tard la Dehomag rapportait beaucoup plus que toutes les autres filiales européenne réunies.
En 1933, Hitler arrive au pouvoir, imposant peu à peu ses lois raciales. Mais ce que le monde ne sait pas, c'est que les machines IBM ont tenu un rôle prépondérant dans l'éradication des Juifs poussée par Hitler. En effet, les trieuses d'IBM servaient à recenser les gens, qui devaient répondre à tout un tas de questions, dont la religion qu'ils pratiquaient. Les gens ne s'en sont pas souciés. C'est ainsi que les SS arrivaient sur les places publiques et donnaient les noms des juifs qui devraient monter dans les trains, à partir de 1941 et de la Solution Finale de Hitler.
Pourtant, la situation était presque la même que durant la Première Guerre Mondiale : la Dehomag était sous scellée en tant qu'entreprise appartenant à l'ennemi. Mais c'était en réalité bien plus compliqué que cela : d'un côté, nous avions Watson qui était bien vu par les allemands - il s'était même vu remettre une médaille par Hitler - et qui savait habilement filouter pour garder les rênes de sa société, et de l'autre nous avions la Dehomag qui était totalement indispensable pour Hitler dans le cadre de ses recensements. Sachant que ces machines servaient aussi pour calculer les horaires des trains partants pour les camps de concentrations, et même pour ces camps de concentration eux-mêmes afin de gérer les Juifs qui travaillaient et mourraient dedans, on se rend compte de leur l'importance. C'est aussi en grande partie pour cela qu'il y a eu moins de Juifs déportés parmi les français : les recensements ne demandaient plus la religion depuis le début du siècle ! Mais ceci est aussi en grande partie dû à un homme : René Carmille, fondateur de l'ancêtre de l'INSEE, qui était à la tête du recensement mécanographique en France, afin de constituer un fichier Juif, confié par le Commissariat général aux questions juives. Mais Carmille travaillait pour la Résistance. Il fit là un bel acte qui permit d'éviter de nombreux morts, qui lui coûta la vie.
Hitler ne pouvait même pas prendre tout simplement l'entreprise pour lui, il lui fallait du savoir-faire, et aussi du papier bien spécial, qui était en partie fabriqué en Allemagne, mais dont la majeure quantité arrivait des Etat-Unis, presque sous le manteau, car la loi américaine interdisait tout commerce avec les pays ennemis. IBM se jouait ainsi des lois. Mais encore et toujours pour l'argent, Hitler étant obligé de payer la Dehomag, l'idée de remonter des usines a bien été envisagée, mais cela aurait pris beaucoup trop de temps. Les fonds de la Dehomag étaient bien entendu bloqués, mais à la fin du conflit, IBM récupèrerait ses biens.
Mais avec l'avancée de la guerre, ce fut de plus en plus difficile, et Watson, sous la pression des Etats-Unis, rendis la médaille que Hitler lui avait rendu. Ce fut la fin de la bonne réputation de Watson auprès des Nazis. Tout fut beaucoup plus difficile à faire, et Watson fut obligé de déléguer et de ne pas communiquer avec ses filiales.
Il y avait de l'eau dans le gaz, certains se rendirent compte des manigances de Watson, et même si l'homme gardait une réputation énorme dans son pays, il avait tout de même longuement encouragé le commerce avec les Nazis avant que la guerre n'éclate. Il faut dire aussi que Watson ne croyait pas que tout irait aussi vite et aussi violemment.
Avec l'entrée en guerre de l'Amérique, Watson trouva comment se couvrir : il converti pas mal de ses usines américaines en usines d'armes, fabriquant des fusils estampillés IBM ! Etonnant. Mais cela lui permit de passer pour un héros national. Encore une fois, il était passé à travers les mailles du filet, car, tandis que ses fusils tiraient sur les allemands, ses trieuses cassaient les codes établis par les allemands... avec des machines IBM quasiment identiques !
L'Allemagne, à la sortie de la Guerre, était totalement affaiblie. Les entreprises américaines récupérèrent leurs biens. Elles pouvaient même demander réparation pour les dégradations matérielles ! IBM, qui avait déjà amassé beaucoup d'argent, fit de même et cela alla jusqu'à la demande de remboursement de chaises cassées...
Mais il ne faut pas se leurrer : IBM ne fut certainement pas la seule entreprise à jouer ce double jeu, d'autres y ont joué, et se sont fait prendre, tandis que d'autres comme IBM ont su le faire assez finement pour ne pas éveiller l'attention. Quand l'argent entre en compte, il n'y a plus de partis politiques qui tienne, ni même de pays ou de patrie.
Une firme hors du commun pour des faits qui ne le sont pas moins. On parle de l'artisanat des premières entreprises qui fabriquèrent des micro-ordinateurs, hé bien il faut maintenant savoir qu'IBM n'a jamais rien fait au hasard, et qu'elle fut critiquée pour ses pratiques bien avant Microsoft. On peut entre autre leur reprocher - et c'est encore le cas aujourd'hui - d'utiliser des techniques marketing qui vont à l'encontre de l'innovation : tant qu'un produit se vend, on ne sort pas d'innovations le concernant, on attend qu'un concurrent le sorte pour sortir de nos cartons l'innovation que nous avons inventé, et comme dans la majeure partie des cas elles est de très bonne qualité, eh bien en continue à vendre, et ainsi de suite. Mais ils sont aussi à la base de grandes avancées sans lesquelles le monde de l'informatique ne serait plus le même que celui que nous connaissons.
Pour les personnes intéressées, je leur conseille très vivement de se procurer IBM et l'holocauste, d'Ewin Black. Un bouquin très édifiant sur le sujet de l'attitude d'IBM durant la Seconde Guerre Mondiale et sur les débuts de Big Blue, je me suis d'ailleurs très largement inspiré de ce bouquin pour écrire ce dossier (les quelques photos en sont d'ailleurs extraites).
IBM, ces trois lettres sonnent comme la haute noblesse du monde de l'informatique. On connaît assez peu son histoire, car celle-ci remonte très loin... A des histoires de recensement.
Ce dossier, déjà assez volumineux, ne présente la fameuse entreprise que jusqu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Compter les gens
Pour retrouver les débuts d'IBM, il faut remonter à la fin du XIXème siècle, avec un personnage nommé Hermann Hollerith. Ce fils d'intellectuels allemands, qui étaient venus s'installer aux Etats-Unis, était né en 1860. Déjà tout jeune, Hellerith pris conscience des difficultés de la vie : son père mourut alors qu'il avait tout juste sept ans, et sa mère s'évertua à l'élever avec ses quatre autres frères et soeurs sans en se faisant un point d'honneur à ne pas demander d'aide. Ainsi se forgea une partie de ce caractère très spécial.
A quinze ans, Hollerith partit pour le Collège of the New City de New York. Il montra très vite de grandes facilités pour tout ce qui touchait à la technique. Avec un diplôme de l'école des Mines de l'Université de Columbia en poche, il s'en fut travailler au Bureau du rencensement des Etats-Unis, grâce à l'aide de l'un de ses professeurs.
Le recensement à cette époque était très sommaire, et ne se contentait que de compter les gens, aucune autre indication sur leur mode de vie ou quoi que ce soit d'autre n'était mentionné. Il était déjà très long et difficile de compter les millions d'Américains dans un pays aussi vaste ! Le gros problème était que les spécialistes annonçaient que la population avait grandement augmenté depuis le dernier recensement, effectué en 1870 - ces derniers ayant lieu tous les dix ans - et que le prochain, de 1890, ne serait pas encore totalement dépouillé lorsqu'il faudrait lancer celui de 1900 ! Un sacré casse-tête.
Hellerith n'avait que dix-neuf ans, mais de très grandes aptitudes pour tout ce qui touchait à la technique, et lorsque John Billing, directeur des statistiques démographiques, lui insinua qu'une machine capable de compter mécaniquement les gens faciliterait et accélèrerait considérablement le travail, le jeune homme commença à réfléchir.
Il lui fallut un an pour mettre au point une machine capable d'une telle prouesse, si bien que dès 1884 il existait un prototype. Se basant sur le principe des boîtes à musique, son invention marchait avec des cartes perforées, qui permettaient de recenser des informations de base sur une personnes, comme la taille ou la couleur des yeux.
Fort de son invention, Hollerith emprunta de l'argent et fit breveter son travail. Il commença donc à vendre sa machine afin de recenser les gens. L'avantage était qu'il pouvait la particulariser en fonction des besoins du client : ainsi, certaines machines ont servit à gèrer les morts pour les services de santé des Etats du Maryland, de New York et du New Jersey. Peu à peu, le principe s'élargit et fut adapté à la comptabilité et autres tâches fastidieuses facilement automatisables.
L'informatique était née ! L'informatique, c'est bien l'Automatisation de l'Information non ?!?
Mais le recensement continuait son bout de chemin, et un appel d'offre fut lancé pour savoir quel serait le procédé le plus intéressant afin de faciliter le prochain comptage des américains, en 1890. Bien évidemment, ce sont les machines d'Hollerith qui remportèrent la victoire. Ainsi devint-il maître en mécanographie aux yeux de tous. Les machines avaient non seulement permit de faciliter et d'accélérer le recensement, mais elles avaient aussi permis d'économiser pas mal d'argent. Le tout pour une qualité jusqu'alors impossible : de cinq questions, on passait à 235 !
Un autre principe si cher à IBM allait être posé : les gens du recensement n'avaient besoin de ces machines qu'une fois tous les dix ans, et, aussi pour ne pas se faire voler son invention - Hollerith était parano à un très haut point - il décida de les louer à sa clientèle. Cette paranoïa le suivait dans sa vie de tous les jours, si bien que sa maison était entourée de grande barrières et que, pour ne pas être embêté par les chats du voisinage, il avait tendu un fil électrique branché à une batterie qu'il actionnait lorsqu'il voyait arriver un de ces matous sur son territoire.
Les nouveaux client ne se firent pas attendre, cette technologie ayant largement prouvé son efficacité. Beaucoup de gouvernements louèrent ainsi les services des machines Hollerith pour divers travaux.
Il était donc temps de créer une société. Avec toutes ces choses à faire, le temps n'avait pas encore été trouvé pour cette tâche. Ce fut bientôt fait. Il faut aussi dire que les questions commerciales n'étaient pas ce qui passionnait le plus Hollerith, tout cela l'ennuyait, même, et son caractère irascible le rendait très directif dans les contrats qu'il passait avec ses clients : généralement, c'était "à prendre ou a laisser".
La nouvelle société fut baptisée The Tabulating Machine Company.
Mais bien, vite on s'aperçut que Hollerith escroquait purement et simplement le gouvernement américain par l'intermédiaire du recensement ! Les prix fixés étaient totalement arbitraires, aussi bien concernant les machines que les cartes perforées qui allaient avec, et les contrats n'étaient pas toujours très réguliers. Le bureau du recensement avait contribué à faire la grandeur de la Tabulating Machine Company et en devenait peu à peu l'esclave. Si bien qu'il fut demandé à Hollerith de revoir ses prix concernant le gouvernement américain. Plutôt que d'essayer de s'entendre avec son meilleur client, Hollerith refusa de parlementer, persuadé que comme il était le seul dans ce domaine, il pouvait soustraire encore plus au gouvernement.
Mais North, du Recensement, découvrit que les brevets déposés expiraient en 1906 : un beau jour de 1905, il mit Hollerith et tout ce qui le concernait à la porte. Le plus gros client venait d'être perdu. En effet, Powers, un autre technicien du recensement avait mis au point une autre machine. Une bonne aubaine pour échapper à l'écrasante hégémonie de la Tabulating Machine Company.
La fin d'un reigne ?
C'est le début d'une longue chute. L'entreprise perd plusieurs gros clients et Hollerith, plongé dans une dépression, n'arrive plus à reprendre le dessus pour remettre son entreprise à flot. Aveuglé par la rencoeur, il intentera même un procès au gouvernement américain pour empêcher le recensement de 1910, et il y réussi ! Par contre, concernant l'idée que les autres machines n'étaient que des copies de son invention, Hollerith n'obtint rien.
Tout commençait à battre très sérieusement de l'aile, les médecins de Hollerith lui affirmèrent qu'il devrait prendre sa retraite, ce que le conseil d'administration approuva. Mais il ne l'entendait pas de cette façon, et commença à démanteler son empire, en commençant par l'Allemagne. Il commença par la Deutsche Hollerith Maschinen Gesellschaft, plus communément appelée par son diminutif, la Dehomag, qui fut la première partie de l'empire liquidée.
La société était détenue en grande majorité par Heidinger, et exploitait les machines de la Tabulating Machine Company, qui recevait les royalties qui s'imposaient.
Intervient alors un nouveau personnage : Charles Flint, un businessman dans le sens plus mauvais du terme, qui avait en tête de monter un trust regroupant quatre compagnies - l'International Time Recording, qui fabriquait des pointeuses, la Computing Scale Company qui commercialisait des balances équipées de tableaux de prix, mais aussi des trancheuses à viande et à fromage, la Bundy Manufacturing qui produisait de petites pointeuses à clé et disposait d'un gros capital immobilier, et bien entendu la Tabulating Machine Company.
Etant à genoux au niveau financier, Hollerith vendit sans trop se faire prier. Il faut aussi avouer que le deal n'était pas mauvais : l'ensemble du capital pour 1.21 million de dollars, plus un contrat d'expert-conseil d'une durée de dix ans à 20 000 dollars par an, il était difficile de refuser.
La nouvelle société fut nommée la Computing-Tabulating-Recording Company, ou CTR. Il manquait à la Tabulating Machine Company un aspect plus commercial ? Qu'à cela ne tienne, Flint voulait faire de l'argent à tout prix. Restait à trouver un homme pour mettre à la tête de ce groupe, Flint ne voulait pas d'un technocrate, et surtout pas de Hollerith, il mit ainsi à la tête Thomas J. Watson, un nom qui restera à jamais collé à l'image d'IBM.
Le début d'une hégémonie !
Revenons un peu sur l'histoire de Watson, qui n'est pas piquée des vers, elle non plus. Watson a commencé tout en bas de l'échelle, comme démarcheur à domicile sur les routes boueuses de Finger Lake, une région de l'Etat de New York. Il se présentait dans les maisons afin de vendre des pianos et des machines à coudre. Il avait un don pour la vente, ce qui lui permit bien vite de devenir le meilleur vendeur de l'entreprise où il opérait. Mais ce petit coin était bien trop calme pour ses ambitions, si bien qu'il ne tarda pas à aller voir ailleurs. Il fut embauché dans une société de crédit immobilier de Buffalo, et était presque exclusivement payé à la commission, il réussi bien, mais c'est au cours d'une rencontre avec John J. Range qu'il entra à la National Cash Register, la NCR, une boîte qui vendait des caisses enregistreuses et qui passait pour une des plus dures en affaire. Son président, John Patterson, avait même écrit un recueil sur les façons de vendre, et imposait des quotas à ses vendeurs.
Là, Watson était dans son élément : vendre coûte que coûte et éliminer les éventuels concurrents. Bien vite il fut remarqué, si bien que Patterson l'envoya à Rochester, où sévissait une autre société qui vendait elle aussi des caisses enregistreuses, nommée Hallwood. Watson avait la mission officieuse de détruire purement et simplement Hallwood... Ce qu'il fit en quelques années seulement. Mais les pratiques utilisées étaient vraiment peu reluisantes : par exemple, Watson s'était lié avec une des employés de Hallwood, et se servait des renseignements fournis par ce dernier pour piquer quelques clients.
La principal concurrent étant désormais éradiqué, il restait une dernière chose : les vendeurs de machines d'occasion. Une nouvelle cible pour Watson, qui s'en fut à New York créer une société écran du nom de Watson's Cash Register and Second Hand Exchange, qui, sous couvert d'une pseudo vente de machines d'occasion, devait laminer ses concurrents. Il vendait moins cher, et les autres vendeurs ne pouvaient pas suivre. Bien entendu, tout ne s'est pas fait en un jour ni sans accros, un des gros commerçants de New York dans le domaine de l'occasion s'était rendu compte du double-jeu que jouait Watson, mais la NCR ne s'est aucunement démonté et, avec force de chantage (ouvrir un magasin moins cher à proximité du sien), l'homme fut contraint de vendre.
C'est à cette époque que Watson eu l'idée du THINK, qui existe encore chez IBM, qui a entre autre donné don nom au magazine interne à l'entreprise. Il avait écrit ce mot sur un bout de papier durant une réunion, et Patterson le réutilisa en en faisant des badges qu'ils distribua à tous ses vendeurs.
Mais ce qui devait arriver arriva, les techniques de la NCR étaient souvent frauduleuses - ventes à pertes, violences, chantage - en 1913, la majorité des cadres de la NCR sont condamnés, Patterson et Watson en tête. Ils ne furent sauvés que par les inondations qui eurent lieu dans l'Ohio, où ils accomplirent un gros travail humanitaire, passant ainsi aux yeux de tous comme des sauveurs très médiatisés. Tout alla si bien que des pétitions furent signées et envoyées au président Wilson afin que ce dernier leur accorde la grâce présidentielle. Afin de faciliter les choses, on proposa aux accusés de renoncer aux activités illégales qu'ils ont commises par le passé. Beaucoup acceptèrent mais Watson refusa, arguant qu'il n'avait rien fait de mal...
Difficle.
Finalement, le procès fut annulé pour vice de forme par les avocats de la NCR, et les poursuites furent grosso modo abandonnées. Mais Patterson, toujours aussi imprévisible, remercia Watson, doublant le tout d'une humiliation publique lors d'une réunion.
La chute fut difficile, d'autant que Patterson faisait figure de maître pour Watson, qui acceptait volontiers l'idée que cet hystérique lui ait appris la plupart des choses qu'il savait. Il pris alors une résolution : il allait monter sa propre entreprise, et faire encore mieux que le Maître.
On peut ainsi facilement se rendre compte que Watson avait le charisme qui lui permettrait de mener à bien le projet de Flint.
La naissance des légendaires trois lettres
Tout ne se fit pas aussi facilement que l'on pourrait le penser, les deux hommes se jaugèrent un moment avant de s'accepter mutuellement. De plus, Watson faisant toujours l'objet de poursuites judiciaires, et il était donc mauvais pour l'entreprise de l'introduire par la grande porte. Beaucoup dans la CTR n'étaient pas d'accord avec le choix de Flint, mais Watson, en parfait vendeur, sut se montrer sous les meilleurs hospices et apaiser les inquiétudes. Il pris ainsi la place de Directeur Général, celle de président l'attendant si son travail serait bien fait et surtout que ses ennuis judicaires seraient effacés.
Peu à peu, il consolida les bases de l'entreprise et devint même un pilier de cette dernière, sachant louvoyer entre les divers protagonistes des quatre firmes assimilées de la CTR. Il avait même une chanson que lui chantaient les veneurs !
Peu à peu, il prit la tête de l'entreprise, Hollerith ayant démissionné par ennui (il n'était plus du tout écouté et son caractère faisait qu'on l'évitait autant que possible), tandis que d'autres étaient décédés.
Les dernières barrières étant tombées, l'entreprise était à lui, et il lui restait à la modifier à ses idées. La société s'était déjà réorienté, ne vendant plus de trancheuses par exemple. Le nom de CTR ne collait plus, il fallait trouver autre chose. Un bulletin d'information interne devait être créé, et son nom devait être International Business Machines. Cela fit Tilt dans la tête de Watson, qui su que c'était ce nom dont avait besoin son entreprise. Ainsi naquit IBM.
Bien vite, les idées de Patterson furent appliquées : l'Esprit IBM, comme aimait à le dire Watson, consistait à créer un culte autour de sa personne, créant dans l'entreprise une ambiance vraiment particulière, une sorte de paternalisme poussé à l'extrême. Par exemple, un de ses employés était venu le voir afin de lui demander l'autorisation d'acheter une voiture, alors qu'il disposait de l'argent pour le faire sans problèmes ! De même, de grandes affiches le représentant et soulignées de petites phrases élogieuses étaient placardées un peu partout dans l'entreprise. Cela fait sombrement penser à un 1984 de Orwel.
Fachos ? Les années noires
Durant la première guerre mondiale, la filiale de la CTR en Allemagne avait été placée sous séquestre en tant qu'entreprise appartenant à l'ennemi. A la fin de la guerre, Watson jugea que sa filiale avait été fort bien gérée.
Ainsi commencèrent les bons rapports entre IBM et l'Allemagne.
Durant les années 1920, la Première Guerre Mondiale avait mis l'Allemagne à genoux, la monnaie allemande ne valait plus rien, ou presque. La Dehomag, alors toujours dirigée par Heidinger, ne pouvait plus payer ses royalties. Watson en profita pour profiter de l'occasion et de récupérer l'entreprise. Au départ, il demanda 51% des actions de l'entreprise, mais en voyant l'étendue des problèmes financiers de Heidinger, il demanda 90%. Ainsi la Dehomag devint presque entièrement américaine. Et Heindinger garda en travers la gorge les actes de Watson envers son entreprise.
Watson suivi de près la gestion de sa filiale allemande, qui pour lui avait un potentiel énorme. Et il ne s'était pas trompé ! Quelques dix ans plus tard la Dehomag rapportait beaucoup plus que toutes les autres filiales européenne réunies.
En 1933, Hitler arrive au pouvoir, imposant peu à peu ses lois raciales. Mais ce que le monde ne sait pas, c'est que les machines IBM ont tenu un rôle prépondérant dans l'éradication des Juifs poussée par Hitler. En effet, les trieuses d'IBM servaient à recenser les gens, qui devaient répondre à tout un tas de questions, dont la religion qu'ils pratiquaient. Les gens ne s'en sont pas souciés. C'est ainsi que les SS arrivaient sur les places publiques et donnaient les noms des juifs qui devraient monter dans les trains, à partir de 1941 et de la Solution Finale de Hitler.
Pourtant, la situation était presque la même que durant la Première Guerre Mondiale : la Dehomag était sous scellée en tant qu'entreprise appartenant à l'ennemi. Mais c'était en réalité bien plus compliqué que cela : d'un côté, nous avions Watson qui était bien vu par les allemands - il s'était même vu remettre une médaille par Hitler - et qui savait habilement filouter pour garder les rênes de sa société, et de l'autre nous avions la Dehomag qui était totalement indispensable pour Hitler dans le cadre de ses recensements. Sachant que ces machines servaient aussi pour calculer les horaires des trains partants pour les camps de concentrations, et même pour ces camps de concentration eux-mêmes afin de gérer les Juifs qui travaillaient et mourraient dedans, on se rend compte de leur l'importance. C'est aussi en grande partie pour cela qu'il y a eu moins de Juifs déportés parmi les français : les recensements ne demandaient plus la religion depuis le début du siècle ! Mais ceci est aussi en grande partie dû à un homme : René Carmille, fondateur de l'ancêtre de l'INSEE, qui était à la tête du recensement mécanographique en France, afin de constituer un fichier Juif, confié par le Commissariat général aux questions juives. Mais Carmille travaillait pour la Résistance. Il fit là un bel acte qui permit d'éviter de nombreux morts, qui lui coûta la vie.
Hitler ne pouvait même pas prendre tout simplement l'entreprise pour lui, il lui fallait du savoir-faire, et aussi du papier bien spécial, qui était en partie fabriqué en Allemagne, mais dont la majeure quantité arrivait des Etat-Unis, presque sous le manteau, car la loi américaine interdisait tout commerce avec les pays ennemis. IBM se jouait ainsi des lois. Mais encore et toujours pour l'argent, Hitler étant obligé de payer la Dehomag, l'idée de remonter des usines a bien été envisagée, mais cela aurait pris beaucoup trop de temps. Les fonds de la Dehomag étaient bien entendu bloqués, mais à la fin du conflit, IBM récupèrerait ses biens.
Mais avec l'avancée de la guerre, ce fut de plus en plus difficile, et Watson, sous la pression des Etats-Unis, rendis la médaille que Hitler lui avait rendu. Ce fut la fin de la bonne réputation de Watson auprès des Nazis. Tout fut beaucoup plus difficile à faire, et Watson fut obligé de déléguer et de ne pas communiquer avec ses filiales.
Il y avait de l'eau dans le gaz, certains se rendirent compte des manigances de Watson, et même si l'homme gardait une réputation énorme dans son pays, il avait tout de même longuement encouragé le commerce avec les Nazis avant que la guerre n'éclate. Il faut dire aussi que Watson ne croyait pas que tout irait aussi vite et aussi violemment.
Avec l'entrée en guerre de l'Amérique, Watson trouva comment se couvrir : il converti pas mal de ses usines américaines en usines d'armes, fabriquant des fusils estampillés IBM ! Etonnant. Mais cela lui permit de passer pour un héros national. Encore une fois, il était passé à travers les mailles du filet, car, tandis que ses fusils tiraient sur les allemands, ses trieuses cassaient les codes établis par les allemands... avec des machines IBM quasiment identiques !
L'Allemagne, à la sortie de la Guerre, était totalement affaiblie. Les entreprises américaines récupérèrent leurs biens. Elles pouvaient même demander réparation pour les dégradations matérielles ! IBM, qui avait déjà amassé beaucoup d'argent, fit de même et cela alla jusqu'à la demande de remboursement de chaises cassées...
Mais il ne faut pas se leurrer : IBM ne fut certainement pas la seule entreprise à jouer ce double jeu, d'autres y ont joué, et se sont fait prendre, tandis que d'autres comme IBM ont su le faire assez finement pour ne pas éveiller l'attention. Quand l'argent entre en compte, il n'y a plus de partis politiques qui tienne, ni même de pays ou de patrie.
Une firme hors du commun pour des faits qui ne le sont pas moins. On parle de l'artisanat des premières entreprises qui fabriquèrent des micro-ordinateurs, hé bien il faut maintenant savoir qu'IBM n'a jamais rien fait au hasard, et qu'elle fut critiquée pour ses pratiques bien avant Microsoft. On peut entre autre leur reprocher - et c'est encore le cas aujourd'hui - d'utiliser des techniques marketing qui vont à l'encontre de l'innovation : tant qu'un produit se vend, on ne sort pas d'innovations le concernant, on attend qu'un concurrent le sorte pour sortir de nos cartons l'innovation que nous avons inventé, et comme dans la majeure partie des cas elles est de très bonne qualité, eh bien en continue à vendre, et ainsi de suite. Mais ils sont aussi à la base de grandes avancées sans lesquelles le monde de l'informatique ne serait plus le même que celui que nous connaissons.
Pour les personnes intéressées, je leur conseille très vivement de se procurer IBM et l'holocauste, d'Ewin Black. Un bouquin très édifiant sur le sujet de l'attitude d'IBM durant la Seconde Guerre Mondiale et sur les débuts de Big Blue, je me suis d'ailleurs très largement inspiré de ce bouquin pour écrire ce dossier (les quelques photos en sont d'ailleurs extraites).

Cette machine a servi au recensement racial de 1933. Elle était louée aux client, et restaient la propriété d'IBM. On peut voir d'ailleurs la marque sur ce modèle. Peu après, le logo IBM sera supprimé afin de rendre la Dehomag

Une des millions de cartes perforées qui servirent aux différents recensements.

Une photo datant de 1937, qui présente Thomas J. Watson, alors président de la Chambre de Commerce Internationale. Watson est la deuxième personne en partant de la gauche.